lundi, novembre 11, 2024
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L’identité judéo-marocaine après la dispersion des communautés

Mémoire, culture et identité des juifs du Maroc en Israël

Joseph Chetrit

Refreshingly, what was expected of her was the same thing that was expected of Lara Stone: to take a beautiful picture.

Mémoire individuelle, mémoire communautaire et identité socioculturelle

  • 1 La présente étude est le prolongement direct de celle qui a été publiée dans Chetrit 2008, où j’ai (…)
  • 2 Sur la mémoire et ses constructions individuelles et sociales voir par exemple Benabou 1995 ; Halbw (…)

1Dans l’affirmation ou la formation de son identité1, la place éminente que prend la mémoire personnelle et familiale de l’individu ainsi que la mémoire culturelle et sociale de sa communauté de vie ou de sa communauté d’origine est plus qu’évidente. C’est une donnée psychosociale et socioculturelle qui forme pour la personne un nœud de régulation, d’intégration et de gestion aussi bien pour ses mouvements et pulsions du quotidien que pour les stratégies qu’il déploie à l’occasion d’options ou de décisions majeures2. De même, pour tout groupe humain, sa mémoire collective, récente et ancienne, est un élément majeur dans l’idéologie et la mythologie qui fondent consciemment ou inconsciemment ses valeurs axiologiques et ses orientations de vie et déterminent du même coup ses options comme ses stratégies d’action.

2Pour l’individu, cette place de la mémoire collective et ses implications pour son identité dépendent de nombreux facteurs qui tiennent autant à l’âge et aux modes de formation et d’éducation suivis qu’à l’expérience de chacun. Cela est vrai particulièrement des individus issus de groupes ayant pu être fortement structurés, qui se trouvent pour toutes sortes de raisons conduits à se redéfinir socialement ou culturellement par leur appartenance ou leur assimilation à de nouveaux groupes en formation ou à d’autres groupes déjà bien constitués.

Un des auteurs qui a le mieux perçu ces processus et leur a donné une expression littéraire et humaine poignante, après son départ de Meknès en 1956 pour Paris à l’âge de 17 ans, est sans nul doute Marcel Benabou. Dans son œuvre maîtresse citée en exergue, ce sont en fait les soubresauts obsessionnels de sa mémoire judéo-marocaine qui forment la trame de son roman oulipien et qui l’empêchent de se sentir à l’aise dans l’identité française qu’il cherchait à revêtir. Bien qu’il n’ait pas même une seule fois mentionné le terme d’identité dans son œuvre, il ne fait aucun doute que Benabou retrace à travers son roman les intermittences et les péripéties de sa quête identitaire. Celle-ci s’achève par un choix de vie de jeune intellectuel militant hanté par le Quartier latin, ses débats philosophiques et ses engagements politiques. Sa quête se termine par le renoncement à son rêve d’écrire une grande œuvre encyclopédique qui (re)valoriserait sa communauté Meknès et retracerait aussi bien son épopée familiale que celle du judaïsme marocain dans son ensemble comme partie intégrante du monde juif séfarade3. Au lieu d’écrire son œuvre encyclopédique de revalorisation, il a retracé la mémoire de son rêve inabouti, mais ce faisant, il n’en a pas moins revalorisé sa communauté et sa famille.

Tous ceux qui ont quitté de gré ou de force leurs lieux de vie pour de nouveaux cieux et un nouvel environnement humain éprouvent, peu ou prou, comme notre auteur, les effusions de cette mémoire obsessionnelle des expériences accumulées dans les lieux d’origine. C’est que, pour chacun de nous, les communautés d’origine ne sont pas seulement un lieu physique ou une scène extérieure qui nous ont hébergés et permis de vivre durant une partie de notre vie, mais bel et bien des entités intérieures dont les constructions peuplent notre mémoire et notre être et nous assaillent de temps à autre de leur présence psychique, sans déclencheur apparent ou conscient. Comme Marcel Benabou, nous transportons tous avec nous notre communauté mentale dans nos nouveaux lieux de vie ; les représentations qui y ont cours déterminent consciemment et inconsciemment la construction a posteriori de notre ancienne vie familiale et communautaire et leur insufflent des significations4. Même si la part que prend cette mémoire des lieux et des expériences n’est pas la même pour chacun dans ses nouveaux environnements, il ne fait pas de doute qu’elle continue d’accompagner, pour un certain temps au moins, sa vie psychique et souvent même son action. Mais la mémoire individuelle est inséparable de l’oubli, et toute vie psychique se construit de l’une comme de l’autre, l’amnésie progressive étant même souvent indispensable à l’adaptation au nouvel environnement et à l’adoption de nouvelles formes de vie, sans parler des traumatismes consciemment ou inconsciemment occultés.

Au-delà de tel ou tel cas individuel, qu’en est-il de cette mémoire communautaire et de ses reconstructions pour des groupes sociaux dont les membres se représentent comme ayant vécu pendant des dizaines de générations dans les mêmes lieux et qui, en l’espace de quelques années, se sont (re)trouvés déplacés ou déracinés, dispersés et réinstallés dans des nouveaux environnements sociopolitiques et humains ? Pour eux, il est clair que la mémoire individuelle de chacun d’eux ne saurait se fondre ni se confondre en un grand réservoir mémoriel où seraient coulées ces multiples expériences humaines, même si des retrouvailles peuvent être l’occasion d’une nouvelle mise en commun de cette mémoire commune. Ce qui entre en jeu dans ce cas, c’est la remise en chantier de structures et de valeurs culturelles, de formes de vie et de cérémoniaux identifiés avec le groupe, dont les traces fraîches et moins fraîches nourrissent encore la mémoire de ceux qui les ont vécus comme allant de soi. Quand les nouvelles conditions sociales le permettent, la gestion de cette mémoire culturelle dépend autant d’une organisation sociale, formelle et informelle, des groupes reconstitués que d’une volonté politique de leaders désignés, ou même autoproclamés, intéressés par ce renouement avec leur passé et celui de leurs ancêtres. Se posent alors les problèmes d’action, de sensibilation, de mobilisation, de consolidation, d’organisation et d’adaptation des contenus mémoriels aux nouvelles conditions de vie et aux nouvelles possibilités d’action, dont les implications pour l’identité socioculturelle de ceux qui sont concernés et ses représentations sont déterminantes et parfois même dérangeantes. Dans de telles situations, il est difficile en effet de séparer les injonctions de la mémoire des interpellations de l’ancienne culture communautaire : de nouvelles formes d’identification qu’épousent ceux qui continuent de se réclamer du groupe tentent de conjurer l’amnésie de leur passé récent ou même lointain. Cette réappropriation de la mémoire communautaire doit alors prendre en considération aussi bien les facteurs propices à la conservation adaptative du patrimoine culturel, devenu immatériel pour l’essentiel à cause de la transplantation, que les facteurs contribuant à sa résorption et à son amnésie dans les nouveaux lieux de vie. Elle doit ainsi inventer ou au moins réadapter les modes de maintien et de transmission de cette mémoire et créer à cet effet de nouvelles institutions, formelles et informelles, capables de gérer tant bien que mal ce patrimoine culturel en mettant à contribution des ancrages mémoriels, ou « lieux de mémoire » accrocheurs et mobilisateurs. Les promoteurs se doivent aussi de fonder des associations et des organismes ou des réseaux de transmission et de diffusion adéquats et organiser notamment des cérémoniaux fixateurs de traditions établies ou générateurs de nouvelles.

Le but, avoué et non avoué, est qu’à travers cette institutionalisation de la mémoire culturelle de la communauté, se reforge une identité du groupe où les expériences du passé et leur mémoire tiendraient une place non négligeable aux côtés des autres ingrédients identitaires adoptés dans les nouveaux environnements, dont la culture se veut et se conduit comme hégémonique, ne serait-ce que par son ancienneté et sa domination du territoire. En tant que telle, cette culture fournit en effet ou même impose aux nouveaux venus, sujets ou citoyens, ses habitus socioculturels, ses déterminations idéologiques et mythologiques ainsi que ses formations éducatives, professionnelles et divertissantes ou ludiques5, tous ingrédients qui façonnent et maintiennent l’identité présumée « première » de la société ou de la communauté intégratrice. Dans les sociétés modernes, culturellement et sociopolitiquement ouvertes, ces ingrédients de base génèrent le plus souvent pour les membres une identité diffractée ou multipolaire et multifocale, qui rend normalement possible l’intégration de nouveaux pans identitaires, ou au moins la négociation, calme ou agitée, de leur place dans l’assiette identitaire hégémonique et non moins commune. Tous ces processus d’identification ou de réidentification impliquent des positionnements et repositionnements par rapport à l’identité hégémonique et des stratégies de coopération ou de résistance à son égard. Ils dépendent, bien entendu, des nouveaux contextes socioculturels et sociopolitiques intégrateurs et de leur ouverture ou de leur cloisonnement, ainsi que des capacités de réinterprétation et de réinvention ou même de fabrique mémorielles, de promotion et de gestion continue des nouvelles démarches et de leur adaptation à l’évolution générationnelle des membres du groupe transplanté. La seconde génération ou bien ceux qui sont arrivés dans leur enfance ou leur prime jeunesse n’ont pas nécessairement en effet les mêmes représentations mémorielles que leurs parents ni les mêmes expériences de déplacement et de réinsertion dans les nouveaux environnements6. Pour eux comme pour les générations suivantes, il s’agit donc de s’atteler à une véritable archéologie de la mémoire, dont les organismes communautaires officiels et officieux, formels et informels, se chargent normalement. Cependant, les résultats de ce travail archéologique ne sont jamais garantis d’avance quant à leur efficacité et encore moins à leur authenticité. La destruction des structures communautaires premières aidant, toutes les réussites et toutes les dérives sont possibles, qui génèrent une mémoire idéalisée, célébrée et cultivée ou, au contraire, une mémoire occultée ou manipulée, ou bien encore une mémoire continuellement revisitée, révisée et reconstruite. Dans de tels contextes, la mémoire communautaire cesse d’être une mémoire vécue et gérée au quotidien et devient un enjeu idéologique et parfois même politique de la part de promoteurs dotés en apparence des meilleures intentions du monde. Pour sortir de ces pièges ou pour les éviter, seule la recherche scientifique plurielle la plus rigoureuse est parfois capable d’endiguer la dérive et de présenter les différentes facettes de la culture communautaires avec ses fastes, ses ombres, ses inconnues et ses nébuleuses. Mais cette capacité de la recherche n’est pas toujours efficiente, car ses résultats mis à la disposition du public spécialisé et moins spécialisé souffrent aussi souvent d’interprétations et de manipulations, qui les éloignent de leurs significations premières.

Ces considérations théoriques peuvent sembler éloignées des réalités vécues par les groupes d’immigrants, de plus en plus nombreux de nos jours, qui comptent s’intégrer dans leurs nouveaux lieux de vie sans pour autant renoncer à leur mémoire communautaire. En fait, il n’en est rien. Leurs implications doivent être chaque fois contextualisées et étudiées en fonction de la culture communautaire source et du nouvel environnement sociopolitique et socioculturel intégrateur avec ses déterminations spatiales et temporelles. Ici, il s’agit de les appliquer aux centaines de milliers de juifs marocains qui, dans le troisième quart du XXe siècle, ont émigré en masse pour s’installer en Israël7, en France, en Espagne, au Canada, aux États Unis et dans certains pays d’Amérique latine comme le Vénézuela. Ils ont tous transféré avec eux des éléments parfois à peine perceptibles de leurs cultures locales et régionales, de leurs cultures juives communautaires et de leurs mécanismes opératoires : des langues et des façons de parler, des musiques, des textes et leur appareil interprétatif, des traditions et des orientations, des cérémonies collectives ou familiales, des syndromes cognitifs et affectifs, des préjugés et des aspirations, des logiques et leurs contradictions, des blocages et des ouvertures, des éclairages et des paradoxes8.

L’installation et l’intégration dans leurs nouveaux environnements culturels et sociaux n’ont pas manqué de bouleverser chez certains, à longue ou brève échéance, ces mécanismes et à les soumettre aux frictions et à l’effritement résultant du temps écoulé, de l’ampleur et du caractère le plus souvent irréversible du déplacement sinon du déracinement. D’autres, au contraire, ont nourri diverses formes de résistance et de maintien de leur culture ancestrale, qu’ils ont transformée ou adaptée à leurs nouvelles conditions de vie. C’est donc à la lumière de ces remarques préliminaires que seront présentées les mutations de la mémoire identitaire des juifs du Maroc au cours des cent dernières années qui ont bouleversé la vie de ces communautés et leurs implications pour l’identité judéo-marocaine présente. À cause de ces bouleversements, cette mémoire ne cesse d’évoluer tout en essayant de se cristalliser dans les nouveaux environnements humains, sociopolitiques, socioculturels et socio-économiques, qui la conditionnent de nouveau, et cela particulièrement en Israël, où s’est regroupé le plus grand nombre de juifs originaires du Maroc et qui nous servira de ce fait de terrain d’enquête. Je rappellerai d’abord succinctement les caractérisants de l’identité communautaire judéo-marocaine et sa lente évolution avant la grande vague d’émigration puis je présenterai les nouvelles formes qu’a prises cette identité en dehors du Maroc, en Israël principalement, à la suite de la dispersion des communautés.

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